Chatterton
« Mon cher vous n’êtes bon à rien »
Alfred de Vigny (1797-1863), auteur, 1835.
4 estampes : en noir ; formats divers
BnF, département des Arts du spectacle, 4-ICO THE-994
© Bibliothèque nationale de France
Chatterton, poète sans le sou, se résout à demander un emploi. Le Lord-Maire répond à son appel au secours en lui rendant visite.

« CHATTERTON. C'est moi, mylord, qui vous ai écrit.
M. BECKFORD. Ah ! c'est vous, mon cher ? venez donc ici un peu, que je vous voie en face. J'ai connu votre père, un digne homme s'il en fût ; un pauvre soldat, mais qui avait bravement fait son chemin. Ah ! c'est vous qui êtes Thomas Chatterton ? vous vous êtes amusé à faire des vers, mon petit ami, c'est bon pour une fois, mais il ne faut pas continuer. Il n'y a personne qui n'ait eu cette fantaisie. Hé ! hé ! j'ai fait comme vous dans mon printemps, et jamais Littleton, Swift et Wilkes n'ont écrit pour les belles dames des vers plus galants et plus badins que les miens.
CHATTERTON. Je n'en doute pas, mylord.
M. BECKFORD. Mais je ne donnais aux muses que le temps perdu. Je savais bien ce qu'en dit Ben Jonson : que la plus belle muse du monde ne peut suffire à nourrir son homme, et qu'il faut avoir ces demoiselles-là pour maîtresses, mais jamais pour femmes.
(Lauderdale, Kingston et les lords rient.)
LAUDERDALE. Bravo, mylord ! c'est bien vrai !
LE QUAKER. Il veut le tuer à petit feu.
CHATTERTON. Rien de plus vrai, je le vois aujourd'hui, mylord.
M. BECKFORD. Votre histoire est celle de mille jeunes gens ; vous n'avez rien pu faire que vos maudits vers, et à quoi sont-ils bons, je vous prie ? Je vous parle en père, moi, à quoi sont-ils bons ? – Un bon Anglais doit être utile au pays. – Voyons un peu, quelle idée vous faites-vous de nos devoirs a tous, tant que nous sommes ?
CHATTERTON (à part). Pour elle ! pour elle ! je boirai le calice jusqu'à la lie. – Je crois les comprendre, mylord ; l'Angleterre est un vaisseau. Notre île en a la forme : la proue tournée au nord, elle est comme à l'ancre au milieu des mers, surveillant le continent. Sans cesse elle tire de ses flancs d'autres vaisseaux faits à son image, et qui vont la représenter sur toutes les côtes du monde. Mais c'est à bord du grand navire qu'est notre ouvrage à tous. Le roi, les lords, les communes sont au pavillon, au gouvernail et à la boussole ; nous autres, nous devons tous avoir les mains aux cordages, monter aux mâts, tendre les voiles et charger les canons : nous sommes tous de l'équipage, et nul n'est inutile dans la manœuvre de notre glorieux navire.
M. BECKFORD. Pas mal ! pas mal ! quoiqu'il fasse encore de la poésie ; mais en admettant votre idée, vous voyez que j'ai encore raison. Que diable peut faire le Poète dans la manœuvre ?
(Un moment d'attente.)
CHATTERTON. Il lit dans les astres la route que nous montre le doigt du Seigneur.
LORD TALBOT. Qu'en dites-vous, mylord ? lui donnez-vous tort ? Le pilote n'est pas inutile.
M. BECKFORD. Imagination ! mon cher ! ou folie, c'est la même chose ; vous n'êtes bon à rien, et vous vous êtes rendu tel par ces billevesées. – J'ai des renseignements sur vous à vous parler franchement... et...
LORD TALBOT. Mylord, c'est un de mes amis, et vous m'obligeriez en le traitant bien... »

Alfred de Vigny, Chatterton, 1835.
>Texte intégral : Paris, H. Delloye et V. Lecou, 1837-1839
 
 

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