Au Bonheur des Dames
Manuscrit, premier volume
Émile Zola (1840-1902), auteur, 1881.
BnF, département des Manuscrits, NAF 10275, fol. 289
© Bibliothèque nationale de France
« De tous les comptoirs, des vendeurs arrivaient un à un, débandés, se pressant en bas, à l’entrée étroite du couloir de la cuisine, un couloir humide, que des becs de gaz éclairaient continuellement. Le troupeau s’y hâtait, sans un rire, sans une parole, au milieu d’un bruit croissant de vaisselle et dans une odeur forte de nourriture. Puis, à l’extrémité du couloir, il y avait une halte brusque, devant un guichet. Flanqué de piles d’assiettes, armé de fourchettes et de cuillers qu’il plongeait dans des bassines de cuivre, un cuisinier y distribuait les portions. Et, quand il s’écartait, derrière son ventre tendu de blanc, on apercevait la cuisine flambante.
— Allons, bon ! murmura Hutin en consultant le menu, écrit sur un tableau noir, au-dessus du guichet, du bœuf sauce piquante, ou de la raie... Jamais de rôti, dans cette baraque ! Ça ne tient pas au corps, leur bouilli et leur poisson !
Du reste, le poisson était généralement méprisé, car la bassine restait pleine. Favier prit pourtant de la raie. Derrière lui, Hutin se baissa en disant :
— Bœuf sauce piquante.
De son geste mécanique, le cuisinier avait piqué un morceau de viande, puis l’avait arrosé d’une cuillerée de sauce ; et Hutin, suffoqué d’avoir reçu au visage le souffle ardent du guichet, emportait à peine sa portion, que derrière lui les mots : « Bœuf sauce piquante... », se suivaient comme des litanies ; pendant que, sans relâche, le cuisinier piquait des morceaux et les arrosait de sauce, avec le mouvement rapide et rythmique d’une horloge bien réglée. »
 
 

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